KORIDA


ASSISTANTE

Bordel je n'aime pas ça

Donc faisons les présentations puisque Catherine se fait désirer

Moi je suis Noémie l'assistante à la réalisation sur l'émission dans laquelle vous aussi travaillez

C'est moi qui ai eu à gérer en gros le budget la distribution les repérages

Le memorandum de toute la préprod' ainsi que quatre-vingt-dix-huit pour cent des pépins que vous noierez volontiers dans une coupe de mousseux le soir du lancement

Le jeune homme attentionné qui vient de partir à la rescousse de Catherine

C'est notre comédien principal c'est Claude

Qui jouera vous vous en doutez

Notre antihéros Francis Lardin

C'est lui qui aura à charge de nous transmettre toute la tragédie du sujet qui a inspiré notre production

Ça c'est Gilles

Un subalterne de la justice dont je n'ai pas grand-chose à dire

Sinon qu'il nous assistera de près

Et pour finir Madame Lardin l'épouse courageuse de Francis Lardin

Que je n'ai d'ailleurs pas eu le plaisir de saluer en arrivant

Mais peut-être est-ce qu'elle se cache ?

Madame Lardin ?

 

Catherine, la productrice, déboule ébouriffée, suivie de près par le comédien qui a sous son bras deux casques de moto.

Catherine et l'assistante se font la bise.

 

PRODUCTRICE (à l'assistante)

Et madame Lardin ?

 

L'assistante fait signe qu'elle ignore où elle se trouve. La productrice lui enjoint de l'appeler. L'assistante s'exécute.

 

PRODUCTRICE

Bien

Vous excuserez ce léger contretemps

Et la mine dégueulasse que la moto m'a faite

Claude mon poussin tu veux bien aller nous chercher des godets

J'ai la gorge désertique

 

Le comédien s'exécute.

 

Alors bonjour à tous

Et même à ceux dont la tronche ne me dit rien

Je suis Catherine la productrice

C'est moi qui ai eu le désir de traiter un sujet aussi bouleversant qu'actuel

Et de l'envisager d'une manière décomplexée récréative

Pour en quelque sorte donner le change à la brutalité de la justice

Où est Gilles d'ailleurs ?

Gilles viens à côté de moi ne reste pas dans le trouble

 

Le conseiller juridique s'approche timidement. Gilles veut lui faire la bise mais Catherine lui tend sa main.

L'assistante annonce :

 

ASSISTANTE

Madame Lardin est sur le chemin

 

PRODUCTRICE

Bien

Donc notre petite réunion de préproduction a pour objet

De discuter des différentes étapes du tournage d'une émission

Qui j'en suis sûr sera merveilleuse

N'est-ce pas monsieur le conseiller juridique ?

 

GILLES

Absolument oui c'est à n'en pas douter

Cependant comme je le disais à l'instant

 

PRODUCTRICE

Et tu fais bien Gilles

Le casse-burnes que le parquet de Dijon a mandaté auprès de nous

Gilles

 

ASSISTANTE

Je les ai prévenus

 

Le comédien revient, chargé des rafraîchissements demandés et d'un grand pichet ; la productrice le somme de servir tout le monde, à commencer par elle, évidemment.

 

PRODUCTRICE

En gros Gilles est ici afin de veiller à la moralité de nos actes ainsi qu'au parfum de nos prouts

Bienvenue dans les années 60

Donc

Petit rappel vite expédié sur le quid du hic et nunc

Il y a un an monsieur Francis Lardin se faisait baiser par la justice

Qui le confondait enfin pour un meurtre sauvage commis sur une route sordide de pétaouchnok

Genre étape du Tour de France moins les vélos

Cent vingt-trois coups de canif travaillés dans le corps d'une sage provinciale nommée Marilyn Grassin

Aujourd'hui le type fait appel de la décision de justice

Et nous serons aux premières loges car la révolution dont nous serons les créateurs

C'est que c'est le public

Démocrate et souverain spectateur que l'on se doit d'investir de pouvoirs légitimes

Qui aura la responsabilité de juger Francis Lardin

Et de lui rendre ou non sa liberté

Et ça c'est bon

Pour ce faire mes chers nous disposons d'une histoire qui n'est pas à chier

Je récapitule pour les intérimaires

On est en 1996

Le type crapahute dans le bocage afin de résoudre quelques soucis d'ordre priapique voyez

Le menton carré sur le cuir de son volant il guette sa proie à la manière de ces oiseaux de malheur

Depuis la cabine de sa caisse il encadre la minette et accélère un chouïa

La minette s'était bien mise ce soir-là

Attifée comme un canon de marine

Un chignon percé de boutures dorées sur un front blanc crème

Une collerette à marguerite à son cou qui baille un peu sur des seins convenables voyez

Francis lui fait des phares

Ajoute un klaxon ou deux

Elle fait mine que non

Francis caresse plus fort la pédale

Il stoppe l'engin à la hauteur des hanches de la petite

Jolies cuisses

Le vent remonte dans la jupe

L'œil de la fille vous mange sans savoir

"L'air est pas mauvais pour casser une croûte" il se dit en s'extrayant de son véhicule

Mais la môme refuse qu'il avance plus

Elle lui jette ses droits à la gueule

Elle hurle quand il la serre de trop près

Parce que quoi ?

Parce qu'elle sent qu'on va te la blesser pour de bon

Elle est gentille mais pas bêta

Seulement le vent de là-bas c'est comme s'il absorbait son cri ok ?

Elle braille bronque brouscaille mais en vain

Le type lui a déjà la main sur sa quenouille

Il vrille il a un truc avec le sinistre et n'aime point trop qu'on maugrée

Finalement

Francis Lardin brochette Marilyn Grassin à cent trente-deux reprises

 

GILLES

Cent vingt-trois coups de couteau

Pas cent trente-deux

Je pense que mademoiselle votre scripte a fait une toute légère erreur de rien du tout

 

PRODUCTRICE

Cent vingt-trois cent trente-deux oui on ne va pas hein

Tout ce qu'on sait c'est qu'elle en a eu du temps pour cogiter voyez

Assez pour se remémorer la table de neuf et la recette du carré d'agneau façon Saint-Louis

Il la grabuge de cent vingt-trois coups de couteaux donc

Puis il la laisse mourir dans les pissenlits

La journée se couche dans le braiement parfumé du bétail

Le type se pomponne les mains dans des herbes grasses

Mâchonne un Hollywood qui sait ? en redémarrant sa Renault 9

Puis il reste en paix pendant près de vingt ans

Voilà à peu près le topo que vous savez

Maintenant on fait le vide et c'est d'ex nihilo qu'on maçonne ok ?

On commence avec toi mon vieux