Les Épisodiques

 

 

Les Épisodiques sont un jeu d'écriture.

Chaque semaine, j'écrirai et produirai ici-même partie d'un feuilleton littéraire dont on ne verra peut-être jamais le bout...

 

 


6. "Tout le temps que dure notre périple..."

Tout le temps que dure notre périple jusqu’au quartier des clubs, je n’ai pas l’impression d’être moi. Jun me tient la main comme si j’étais un de ces enfants qu’on pousse vers l’entrée de l’école après lui avoir collé sur la joue un baiser « pas-le-temps » et dans la poche du veston un biscuit de maïs en forme de poisson. Je l’entendrais presque haleter tant elle se sent missionnée. Ses yeux valsent d’excitation et ses pieds dansent de la chaussée au trottoir et sa langue ne peine aucunement. Sur la place du Faisan, une vieille femme cesse de tirer son caddie pour nous regarder traverser. « Qu’est-ce que c’est que ces hurluberlus ? » Moi j’ai un peu honte – je n’ai pas l’habitude qu’on me dévisage de cette façon – alors je cache mon visage dans la toile bleuet du ciel où je crois apercevoir un avion tout à fait intéressant. Sous les trames habillées d’ampoules rouges du gros arbre central, une paire de chats s’engueule. Debout sur leurs pattes arrière, on dirait deux cobras qui conversent un peu fort. Comme nous devons être curieux, Jun et moi, accrochés l’un à l’autre pour l’une par un besoin impérieux, pour l’autre par une obéissance servile. Et si l’on frappait en ce moment-même à ma porte pour quelque garde inopinée ? Et si je ratais l’occasion de faire mon beurre, au moins pour ce mois-ci ? Ça m’ôterait tout souci et ce pincement chronique à l’estomac qui me jette si souvent sur l’ovale des toilettes.

« Dépêche-toi, Riki ! » Jun est devenue toute cerise. Son corps est un véhicule de chair borné et heureux. Le mien voudrait faire sédition, or son entrain achève de m’attendrir.

— Tu ne devais pas faire quelque chose aujourd’hui ? Un truc plus… passionnant ?

— Tu plaisantes, Riki ? C’est la chose la plus excitante de ma semaine !

— Ah bon.

— Je serais tellement dépitée si on la loupait ! En plus, je suis convaincue que ça lui fera plaisir de parler un peu… Ça fait toujours du bien de parler de soi à des inconnus, tu crois pas ?

Appuyé sur la main courante qui descend le long de l’interminable rue Mibu, je me tiens coit malgré le bavardage d’exaltation de ma compagne. Les paumes de nos mains unies sont humides mais elles ne se quittent pas. À notre droite, les bambous enlacés des devantures des  échoppes où l’on vient acheter des articles imités de l’ancien se succèdent à la vitesse du lièvre ; à notre gauche, un mur végétal piqués de mégots de cigarettes bruit d’insectes téméraires. Puis la disparition des visiteurs aériens. Et le calme pesant du quartier des clubs avant que ceux-ci n’avalent mille et mille danseurs avides d’alcools forts et d’aventures sexuelles. À l’entrée des magasins de spiritueux, des prostituées organisées en consortiums sont assises sur des tabourets de riz et haranguent les rares flâneurs qui font mine de n’avoir rien entendu. Toujours les mêmes ballets hypocrites du désespoir maquillés en jeux d’amour.

« Dis-moi où il est ou j’te tue ! » La rue Giona est saturée de monde dès son début. On s’attroupe, on s’entraîne, on s’engage avec fascination dans la direction des hurlements et des suppliques, en haut de la rue. Certains en sifflent d’autres, les balcons  se bondent, les bars et restaurants à la minute se dépeuplent. Chacun veut sa part de l’éclat. « Je te jure que j’sais rien, Mimi ! Lâche-moi putain ! » L’homme est recroquevillé contre une cabine, les bras en croix au-dessus de sa tête. La femme tempête et fulmine et abat ses bras sur lui comme les navettes d’un  manège fou.

— J’veux savoir où tu l’planques, Johnnie…

— C’est pas moi, merde ! Et puis, qui te dit qu’il a disparu, ton mec ? Il s’est p’t’être payé une sacrée cuite au Gogo !

— C’est pas un buveur ! C’est pas un buveur !

La femme s’acharne tant qu’on tente de la raisonner, mais ses yeux sont des braises sur lesquelles il ne s’agirait pas de souffler.

— J’te promets que j’y suis pour rien, cette fois, Mimi ! J’passe des coups de fils, c’est tout c’que j’peux faire…

Soudain, mon échine se glace. Ce Johnnie, qui vient de relever la tête, plus craintif qu’un tamia, c’est Tommy, un des clients du restaurant de raviolis de la nuit dernière. La femme, qui n’arrête pas de vouloir lui faire cracher la pastille en lui assénant de grandes bourrasques dans les reins, parle d’évaporation trop mystérieuse pour qu’il n’ait rien à voir avec ça – « On ne s’envole pas comme ça du jour au lendemain, Johnnie ! Surtout quand on s’aime comme nous on s’aime ! »…

— Riki, c’est elle ! Mimi, c’est la femme de la lettre !

Jun n’a pas tardé non plus à relier les wagons. Plus pétillante que quand nous sommes partis de chez elle, elle m’entraîne à travers les plots humains de la foule. Mais Johnnie est parti en titubant, tel un coq détroussé et Mimi, hagarde, demande à tout le monde ce qu’ils regardent comme ça, et de la laisser tranquille à moins que quelqu’un veuille aussi recevoir une correction, et que le mensonge n’est pas une bonne chose, vraiment pas une bonne chose.

« Mimi ? C’est vous qui avez écrit cette lettre ? » Jun s’est avancé à sa rencontre, manifestement ignorante des règles de sécurité régissant le dressage des animaux sauvages.

— Rikuto, suis Johnnie, moi je m’occupe d’elle. Allez !

Son index ne plaisante pas, il montre là où je dois courir sans respirer. Si elle pouvait se frotter le ventre de satisfaction, « Sherlock » Jun le ferait sans retenue. (...)


5. "Montée en caravane, elle serait parfaite !..."

— Montée en caravane, elle serait parfaite !

Sur le seuil de la porte, plongeant ses pieds dans des sandales sans même en enlever les chaussettes, Jun me dit d’attendre puis vient m’embrasser très amicalement. Aina ne daigne pas se lever. Je sens qu’elle se ronge les sangs ; il va me falloir déguerpir afin qu’elles se rabibochent, je ne voudrais pas tuer dans l’œuf une réconciliation qui ne tient pas à la moitié d’un fil.

— Reste pour déjeuner, Rik, tu veux ? Je te ferai une salade de fèves, ok ?

— Ah non non, je vais vous…

— Aina, dis quelque chose ! Ton frère est gêné !

— S’il n’a pas envie, marmonne ma sœur qui s’est enfin levée.

— Ce n’est pas que je n’ai pas envie mais je… J’ai des trucs à faire, répliqué-je.

— Ah oui, ton entreprise ? m’interroge Jun, ignorante visiblement de ma situation. Et qu’est-ce que tu vends le mieux alors en ce moment ?

Mal à l’aise sur mes cannes, je m’appuie sur le meuble à chaussures et explique que je ne vends plus rien depuis des mois, que je vis de quelques économies et des légumes surgelés que ma logeuse me fait parvenir tous les jeudis. Mon activité principale consiste à faire du gardiennage.

— De quoi ?

— Jun, c’est quoi cet interrogatoire ? Aina pince la hanche de sa fiancée.

— Des plantes des autres, quand ils s’en vont ou qu’ils n’en veulent plus parce qu’ils en ont trop.

— Et ça marche ?

— Non.

Jun ne trouve à présent plus rien à dire. Aina, qui s’est entre temps éclipsée dans la cuisine, réapparaît avec un tupperware dans les bras. Un chat longe la baie vitrée contre laquelle languissent des plantes grasses et cornues. Un baiser d’amoureuses puis :

— Je t’ai mis le reste de la tarte salée qu’on s’est faite hier soir. Tu aimes toujours les oignons ?

— Oui.

— C’est quoi, ça ? m’interroge Jun, intriguée par la lettre que je tiens.

— Ça ? C’est une erreur.

— On l’a pris pour un autre.

— Ah ah oui ?

— Un mec qui s’est barré de chez lui du jour au lendemain. Rikuto a failli se faire dessus quand ils sont venus chez lui demander si c’était bien LE mec !

— Pas du tout, marmonné-je

— Aina ! s’indigne Jun, qui prend toujours mon parti quand ma sœur me taquine.

— Oh ça va…

— J’y vais, lancé-je.

— Fais voir.

Jun me vole la lettre sans que je puisse l’en empêcher. Elle en parcourt studieusement les lignes, un ongle à ronger sous les canines. De temps en temps, elle murmure un mot ou l’autre. Aina, plus détendue qu’à mon arrivée, caresse d’un doigt l’échine de sa fiancée et me regarde amusée. Visiblement, elle voudrait que je me détende mais j’ai chaud comme à quelques minutes d’un examen dont l’issue déciderait du reste de ma vie.

— Je connais cette rue ! On y va ?

Jun trépigne et me repose la question et cherche la complicité de ma sœur qui, pour ne pas avoir à choisir, s’est engouffrée hilare dans son cou. Jun danse sur place et, après avoir pris mes mains dans les siennes, me promet que ce sera très amusant, comme une enquête d’Agatha Christie. Et puis, cette femme n’aurait pas de mal à nous recevoir, j’ai toujours suscité chez les autres une sorte de pitié qui engage à la confession.

— Je fais pitié ?

— Ça n’est pas ce qu’elle veut dire, glousse Aina. Elle veut dire que…

— Je dis juste que tu as ce petit air penaud qui nous rend confiantes.

— T’es pas un connard, quoi ! ajoute ma sœur, véritablement légère et de bonne humeur. Moi je vous accompagne pas, hein, je pue comme un panda !

Lorsque nous passons dehors, le chat langoureux de la baie vitrée gratte sous le rosier, sa queue battant frénétiquement les quelques gouttes de la pluie qui tombe.

— Rik, tu rêves ou quoi ? Allez ! (...)


4. "La rue Taho où ma soeur et sa fiancée ont emménagé..."

La rue Taho où ma sœur et sa fiancée ont emménagé il y a quinze jours est une des plus anciennes de la ville. Elle grimpe entre des jardins à la luxuriance dégradée et des enclos où picorent des volailles dont on fera plus tard des pâtés et des fritures. Mr Ganaï comme Mme Ito s’accordent à dire que c’est là qu’on inventa, dans un des pavillons, les nouilles instantanées. Mais on n’est pas sûr de l’identité de l’inventeur. « Sûrement un de ces zozos de la capitale. »

Le soleil brûle mes épaules et les lilas débordent des grillages, un peu secs. Je me suis assuré une voie au milieu de la rue, les chiens n’y font pas leurs besoins et aucune voiture ne paraît à l’horizon. La rue Taho n’est plus fréquentée comme elle le fut probablement du temps où Mme Ito avait encore ses deux incisives du milieu. À quelques pas là-bas, face à l’appartement d’Aina, on a basculé le nez de la remorque de déménagement dans le caniveau.

— Il va falloir que tu m’en débarrasses, elle est complètement foutue ta remorque !

Ma sœur a le teint rosi du réveil et porte une longue robe satinée quand elle s’engouffre sous le ciel bleu à ma rencontre.

— Je vois pas ce que je pourrais en faire, lui réponds-je, mes lèvres sur sa joue, c’était pour toi.

— Mais tu avais ce mec à la décharge, un ami à toi…

— Pas un ami, un ancien camarade d’école. Et puis c’est un peu louche chez lui.

Aina me fait signe d’entrer, sans plaisir. Jun est partie au départ du petit jour pour une course dont elle n’a voulu rien dire. Elle devrait être revenue avant je ne sois moi-même parti. « Ben rentre, reste pas bête. » Sur la table basse du salon, du café fumant et des biscuits à la fraise et du lait de soja. Je n’ose pas me lancer tout de suite dans le développement des raisons qui m’ont conduit jusqu’ici. Prétextant une envie soudaine de petit-déjeuner avec ma sœur chérie, je bavarde, je négocie la garde de la remorque, je vante l’opportun goudronnage des chemins du quartier qu’on nomme « villas quelque chose », j’attends le moment propice. Des tourterelles grommellent dans le pigeonnier collectif et la présomption d’une journée radieuse ne fait plus aucun doute.

Aina fait des bulles dans son café. Des croûtes aux coins de ses yeux, elle semble prête à dire une chose terrible.

— Je suis simplement très fatiguée, Rikuto. On s’est un peu disputées cette nuit avec Jun. Pour une merde, en plus. Tu vois comment elle est…

— Pas vraiment non.

— Mais je crois qu’elle est allée prendre quelque chose pour se faire pardonner, vu que c’est bientôt…

— Ton anniversaire. Oui, je sais.

Aina est mon aînée de dix ans. Nous n’avons eu l’un et l’autre que peu de vie à partager, peu de jeux aussi, naturellement, si bien que nous ne nous voyons que parce qu’ignorer son prochain serait tout bonnement inconcevable. Les choses étant ce qu’elles sont, j’ai toujours senti pour elle un amour plus grand que celui qu’elle a jamais bien voulu me témoigner. Résolu à n’être aimé qu’à moitié, je me comporte encore tel un petit frère aimable, dévoué, charmant. Même si.

— Qu’est-ce que tu veux Rikuto ? Je vois bien que tu veux me demander quelque chose. Tu as toujours une espèce de Tour Eiffel qui vient se loger entre les sourcils quand tu t’angoisses.

Alors, je tire de ma veste le bout de papier déposé tout à l’heure sous ma porte par ces étrangers. Résume grossièrement la trame de cette drôle d’histoire. Je lui fais part enfin de mon inquiétude et lui explique qu’il m’est impossible d’y regarder de plus près.

— Quoi ? Tu crois que c’est un envoûtement ?

— Lis-le s’il te plaît, puis dis-moi. C’est tout.

Aina me regarde quelques secondes. Elle rumine sous la moustache brune que lui fait le café au lait de soja. Je sens la crainte rider mon front. « D’abord, pipi. » Ma grande sœur me commande de me resservir et de ne surtout pas terminer ses biscuits fourrés. À son retour, je sue des aisselles et lui tends le morceau de papier.

— « Cher monsieur, nous sommes profondément désolés de vous avoir mis peut-être dans l’inquiétude. Il est vrai que nous écumons votre quartier à des heures indues et mes frères n’ont pas l’allure d’un doux. Nous vous prenions pour un autre, pour mon mari. Il est parti au travail un matin et n’est jamais revenu. Le temps a beaucoup passé et je me disais que vous pouviez lui ressembler. Voilà la raison de nos passages répétés. Veuillez nous excuser si vous avez pris peur, nous ne passerons plus devant chez vous. Il est certain que mon mari a très bien maquillé son évaporation. Il me faudra certainement bientôt le déclarer mort. Si vous entendez parler d’un vagabond suspect, j’habite tout en haut de la rue Giona dans le quartier des clubs. Soyez heureux. »

Ma sœur reste un instant les yeux collés sur les lignes de la lettre puis me la tend en me faisant promettre de ne pas y aller.

— De toute façon, toi, t’es pas un risque-tout ! On fait comment pour la remorque, alors ? (...)