Extraits


DUMATINA

 

AURELIA. – C’est que souvent je sais plus les histoires

 

LISANDRU. – Hein ?

 

AURELIA. – Je dis que j’oublie souvent les histoires

Et les recettes c’est pareil

Ou alors c’est que des bouts d’histoires

Mais la plupart du temps je n’ai plus du tout ces histoires

Même pas un soupçon comme tu dis

Ce sont des gestes seulement qui me reviennent

 

ATTILIA. – Ah ben c’est déjà un début

Voilà

 

AURELIA. – Mais ce sont des bouts de gestes Attilia

Rien de fou

Juste des images brouillonnes d’un passé tellement troué

Que je doute parfois qu’il a réellement eu lieu

Moi et ma mémoire on ne s’entend pas très bien

Le temps passé se carapate sans que j’y puisse faire quoique ce soit

 

LISANDRU. – Je comprends rien

 

 

AURELIA. – Quelqu’un ou quelque chose s’ingénie à découdre mes souvenirs

C’est sûr

 

LISANDRU. – Mais arrête

On dirait que t’es maudite

 

AURELIA. – Ben peut-être Lisandru

Une fois vécus il ne reste de mes souvenirs que des pécadilles

Que des photos bosselées par les années

Certaines plantées dans la pierre des escaliers qui mènent du fugone à l’appartement de Maman

Dessus des mouvements arrêtés dans leur course par le « On ne bouge plus ! Basta ! » de Papa

Papa qui n’apparaît d’ailleurs que rarement sur les photos

 

ATTILIA. – C’est pas faux

 

LISANDRU. – Tous les pères font ça oui

 

AURELIA. – Papa qui perd toujours un peu plus des paysages de son visage

Pas de vidéos à Pâques Noël Toussaint ni à toutes les bondieuseries de l’année

Pas de films faits par les enfants pour occuper l’été

Mais des photos classées par année dans des cartons à chaussures

Une peinture au crayon de Maman jeune

Annotée « Ti tengu caru

Place du Tertre

15 avril 1983 »

Mais même là le papier a jauni

Les sourcils de la mère ont fondu sur les paupières

Et puis des hiéroglyphes

Des graffiti de moi

De vous

Sur les portes du vaisselier en formica

Sur les portes du garage où pendent des saucissons à la peau turquoise

Sur les portes des placards

Des chambres

Et même du caveau familial nom de Dieu

 

LISANDRU. – Chut Auré

 

AURELIA. – Voilà tout ce qu’il me reste de ce que j’ai vécu

Du temps corrodé abîmé

Raturé

Toujours conservé comme dans les musées

 

Prend le flacon de liqueur et boit.

 

AURELIA. – Je veux comprendre Lisandru

Je ne veux pas des cahiers de la Zita

Je ne veux pas qu’on se souvienne à ma place

Je veux comprendre

Et retrouver



OLI PARK

 

NILS. – T’as encore dormi là ?

 

ESTEBAN. – Ben ouais pourquoi ?

 

NILS. – Non pour rien

 

Un temps.

 

NILS. – C’est juste pas un endroit pour dormir ici

Je dis ça je dis rien

 

ESTEBAN. – Ben je sais pas mec j’ai skaté il faisait chaud je me suis endormi

Voilà quoi

 

NILS. – Ouais

T’es vraiment un super mytho quand tu veux

 

ESTEBAN. – Ben quoi ?

 

ELLIOTT. – Tu peux nous le dire si t’as des problèmes

On est tes potes

 

ESTEBAN. – Mais quels problèmes ?

 

NILS. – Esté franchement

 

ESTEBAN. – J’étais avec ma meuf

Voilà

Vous êtes contents ?

J’étais avec ma meuf

 

ELLIOTT. – Arrête t’as pas de meuf

T’es un puceau toi

 

ESTEBAN. – Ben peut-être que j’ai pécho une daronne

Je vous raconte pas tout non plus

 

NILS. – Franchement tu fais chier Esté

Tes blagues tout le temps là

 

ELLIOTT. – Ouais ça saoule en vrai

 

ESTEBAN. – Ça va

J’ai pas envie d’en parler

 

NILS. – Donc y a un truc ?

 

ESTEBAN. – Ouais

Mais j’ai pas envie d’en parler ok ?

 

ELLIOTT. – Pourquoi ?

 

ESTEBAN. – Parce que

C’est grave sombre

 

VALENTIN, à Lorca. – Eh mais t’es complètement défoncé mec

(Aux autres) Au fait c’est à quelle heure l’événement cosmique ?

J’ai dit à ma mère que je rentrerais pas trop tard

 

ESTEBAN. – Quel événement cosmique ?

 

VALENTIN. – Ben

L’événement cosmique quoi

Celui dont tout le monde parle

 

NILS. – Parce que t’y crois toi ?

 

VALENTIN. – Bah oui j’y crois

 

NILS. – Et ta mère elle y croit ?

 

VALENTIN. – Bah oui on y croit

Ils en parlent partout donc bon

 

ESTEBAN. – Ils en parlent partout donc forcément c’est vrai ?

 

VALENTIN. – Bah pourquoi ils nous mentiraient là-dessus ?

 

NILS. – Grandis un peu

 

VALENTIN. – Lâche-moi oh

 

ESTEBAN. – Calmos le nain

 

VALENTIN. – Regardez Oli

 

NILS. – Quoi Oli ?

 

VALENTIN. – Personne croyait qu’il allait mourir

Et du coup maintenant il est mort

 

ESTEBAN. – Vas-y pourquoi tu parles de Oli là ?

 

VALENTIN. – Il était jeune en bonne santé et tout ça

Personne pensait qu’il allait mourir

Et maintenant il est mort

Comme une grosse merde

Crevé comme un vieux chien


CÉDRIC ET LES BÂTONS DE MIDGÅRD

 

PACO. – Le lendemain

Les enfants sont allés annoncer la bonne nouvelle à Cédric

Qui dormait au cimetière

On pourrait conserver l’arbre-cabane au milieu de la forêt dévastée

 

NAWELLE. – Dinah a fait un bisou sur la pierre froide

Et puis elle a lu un poème

Ce poème serait gravé plus tard

Sous les dates de la courte vie de Cédric

 

LES DIDAS. – Nawelle prend un air grave et abattu

Elle n’avait jamais rien lu d’aussi triste et chouette à la fois

 

NAWELLE. – C’est vrai

 

LES DIDAS. – Nawelle respire

Elle ne sait pas si elle y arrivera

 

Nawelle ne dit mot, elle se réfugie dans les yeux de Paco.

 

LES DIDAS. – Paco pourrait lui tenir la main par exemple

Il pourrait aussi lui dire que/

(Ensemble) Tout va bien se passer

 

Paco prend la main de Nawelle.

 

PACO. – Tout va bien se passer

 

LES DIDAS. – Nawelle inspire encore une fois

Elle cherche du courage dans les lignes de ses mains

Dans lesquelles sa mamie lisait tout un tas de belles histoires

 

Les Didas, ensemble, et Nawelle, inspirent et expirent.

 

NAWELLE. – Tu es là

Sur les cordelettes du saule-pleureur

Dans les champs d’amaryllis bleues

Sur les ailes orange des poules

Dans les fèves du cacao

 

DINAH. – Tu es là

 

MAURICE. – Au bord des lacs gelés

 

JOHANNA. – À dos d’arcs-en-ciel

 

LILETTE. – Parmi les oiseaux de paradis

 

NAWELLE. – Avec les lapins les hérissons et les loups

 

DINAH. – Tu es là

 

EMMA. – Dans les mers vertes et les chamallows du ciel

 

ALAIN. – Mêlé aux perles de la rosée

 

BENJAMIN. – Dans le bruit de l’eau et du vent

 

PACO. – Au-dessus de nous et plus loin que le soleil

 

DINAH, les yeux fermés. – Tu es là

Partout

Pour toujours

 

Tous et toutes se font un câlin général, puis s’assoient, serein.e.s.

 

LES DIDAS. – À présent

Tout le monde est réuni

Les enfants d’autrefois comme les enfants d’aujourd’hui

Chacun

Chacune

Est allé.e s’asseoir à l’ombre du grand frêne

Sauvé d’une fin tragique par une trouvaille presque magique

À cette heure il fait bon

L’air sent la mousse les champignons et l’herbe ensoleillée

Les oiseaux papotent entre les nuages

On respire à pleins poumons

On est heureux sans trop savoir pourquoi

Et sans le savoir

Tout le monde voit tout le monde

Les ancêtres glorieux du passé

Et les conteurs d’histoires du présent

Sans le savoir

Tout le monde connaît tout le monde

Ensemble ils tendent leurs joues contre le vent chapardeur

Ensemble ils se lovent autour du grand arbre

Caressent les racines qui n’auront pas été arrachées

Pressent leurs dos contre le tronc qui n’aura pas été abattu

Comptent les feuilles qui n’auront pas été broyées

Savourent l’ombre qu’on n’aura pas gommée

Les ancêtres d’hier et les conteurs d’aujourd’hui pointent leurs nez vers un même horizon

Et ce même horizon commence ici

Au pied d’Yggdrasil

L’arbre-monde

L’arbre-cabane

Le frêne rescapé du parc urbain de Krisimalheim

L’horizon commence ici

Infini


AU-DELÀ DU PREMIER KILOMÈTRE

 

SŒUR DE MME R. – Je suis née le jour de la mort de Virginia Woolf

Vous connaissez ?

 

NIELS. – J’ai lu Les Vagues

Mais c’est à peu près tout

 

SŒUR DE MME R. – « Aimer vous condamne à la solitude »

 

NIELS. – C’est de vous ?

 

SŒUR DE MME R. – C’est d’elle

 

NIELS. – « Aimer vous condamne à la solitude »

 

SŒUR DE MME R. – « Aimer vous condamne à la solitude »

C’est plutôt bien vu non ?

 

NIELS. – Je ne sais pas

 

SŒUR DE MME R. – Vous êtes amoureux en ce moment ?

 

NIELS. – C’est vous qui m’intéressez Madame

Moi ça n’a pas/

 

SŒUR DE MME R. – Vous ne pouvez pas être le seul à poser des questions

Vous êtes mon invité

 

NIELS. – C’est votre sœur qui nous a parlé de vous

 

SŒUR DE MME R. – Pardon ?

 

NIELS. – Enfin

Elle ne vous a pas explicitement nommée

C’est Daniel

 

SŒUR DE MME R. – Mon neveu

 

NIELS. – Son fils oui

C’est lui qui nous a le plus aiguillés

 

SŒUR DE MME R. – Il a toujours été passionné de géographie que voulez-vous

 

NIELS. – Vous me dites si ça vous gêne d’en parler

 

SŒUR DE MME R. – De quoi ?

 

NIELS. – De votre sœur

De ce qu’il s’est passé entre vous

 

SŒUR DE MME R. – C’était il y a trop longtemps

 

NIELS. – Elle dit que vous auriez eu des mots sévères à l’égard de Daniel

Que vous lui auriez reproché son

Problème

 

SŒUR DE MME R. – Elle a dit « problème » ?

 

NIELS. – Je ne sais plus

Et que vous auriez alors coupé les ponts

 

SŒUR DE MME R. – Vous voudriez croire à son histoire

 

NIELS. – Non je/

 

SŒUR DE MME R. – Si

C’est plus simple je comprends

 

NIELS. – Vous êtes libre de vous exprimer comme vous l’entendez

 

SŒUR DE MME R. – Moi j’ai été amoureuse deux fois

Une première fois du seul homme que j’ai connu

Et que j’ai épousé à Granville le 13 juillet 1961

 

NIELS. – Et la deuxième fois ?

 

SŒUR DE MME R. – Quelques années après nous sommes revenus à Granville pour nos vacances d’août

La mer était particulièrement tiède vous voyez

Très agréable

Mon mari lui n’aimait ni les galets qui vous poussent entre les orteils

Ni les vagues ni les mouettes ni rien

Lui son dada des congés c’était les mots croisés et parler de longues heures avec de parfaits inconnus

Bon

Alors moi je me conduisais toute seule à la plage

Bien obligée

Et puis vers le quatrième ou cinquième jour je l’ai vue

 

NIELS. – Qui ça ?

 

SŒUR DE MME R. – Elle fouillait le sable sous l’eau barboteuse

Un seau à moitié rempli de coques sous le coude

Son pantalon lui remontait aux genoux

Elle rigolait à chaque fois qu’une vague venait mourir contre ses chevilles

Je crois que je suis tombée amoureuse presque immédiatement quand elle s’est retournée

 

NIELS. – Mais alors

Donc

Avec votre/

 

SŒUR DE MME R. – Avec ma sœur ?

Oui j’ai eu des mots terribles

Ma langue a été plus féroce que ma pensée

Mais quand vous voyez comment c’est d’aimer quelqu’un du même sexe que vous aujourd’hui

Tous ces préjugés dangereux qui persistent

Vous imaginez bien qu’à l’époque il ne s’agissait même pas de juste en parler

Je suis donc partie ce jour-là

Le 14 mars 1974

Un jeudi

Pas à cause de la dispute qui nous opposa

Mais pour l’amour

Loin du jugement de la famille que je savais par avance terrible et sans retour

 

NIELS. – Mais pourquoi n’avoir pas tout dit à votre sœur

À vos proches ?

 

SŒUR DE MME R. – Parce que l’amour peut contraindre

Ça peut retenir et c’est/

Il n’y a pas que le désamour qui désunit vous comprenez ?


FAIRE L'AMOUR

 

TANIA. – Je reste jusqu’à dimanche ok ?

J’avais envie de voir la plage

 

LA MÈRE DE TANIA. – Et pas nous ?

 

TANIA. – Ben oui bien sûr et vous

Pardon

 

LA MÈRE DE TANIA. – On ira se baigner après manger si tu veux ?

 

TANIA. – Oui

 

LA MÈRE DE TANIA. – Tu as pu avoir des petites vacances alors ?

 

TANIA. – Oui oui je me suis arrangé avec

Avec Franck

 

LA MÈRE DE TANIA. – C’est pas trop dur ?

 

TANIA. – C’est toujours pareil quoi

 

LA MÈRE DE TANIA. – Bon

Mais c’est pas rien

Ça paye ton loyer en attendant que/

T’es indépendante Tania

 

TANIA. – Vous m’aidez encore

 

LA MÈRE DE TANIA. – Tant qu’on le pourra on le fera

Tu veux aller voir ton père ?

 

TANIA. – Non je vais

Me caler dans le canapé

 

Un instant. La mère caresse les cheveux de sa fille.

 

LA MÈRE DE TANIA. – Tu veux regarder un replay ?

Y a la finale des Mariées

 

TANIA. – Bof

Elles sont trop connes

 

LA MÈRE DE TANIA. – C’est pour ça qu’on aime

 

TANIA. – Moui

 

LA MÈRE DE TANIA. – Allez lève-toi petite mamie

 

Tania se lève, sa mère lui tient la main.

 

TANIA. – Maman ?

Tu m’aimes ?

 

LA MÈRE DE TANIA. – Pourquoi/

 

TANIA. – Tu m’aimes même si j’ai pas grandi comme t’aurais voulu ?

 

LA MÈRE DE TANIA. – Le principal c’est que tu grandisses comme toi tu veux

 

TANIA. – Je sais plus ce que je veux

 

LA MÈRE DE TANIA. – Une émission avec des connes ?

Pour commencer ?

 

TANIA. – Non ça va t’inquiète

 

LA MÈRE DE TANIA. – Au fait ton père et moi on veut peut-être aller en Islande cet automne

 

TANIA. – Génial

 

LA MÈRE DE TANIA. – Oui

J’espère qu’on n’aura pas trop de monde

C’est un peu à la mode

 

TANIA. – Il paraît oui

Mais c’est loin

 

On s’épie.

 

TANIA. – C’est bien ça

 

LA MÈRE DE TANIA. – Elle fait quoi dans la vie ?

 

TANIA. – Jade ?

Je sais pas vraiment

On vient de se retrouver

 

LA MÈRE DE TANIA. – Ah bon ?

 

TANIA. – Faudrait que je lui pose la question t’as raison

 

LA MÈRE DE TANIA. – Et quand est-ce que vous vous êtes trouvées ?

 

TANIA. – Ben de temps en temps je vais me promener dans le parc au-dessus de chez moi

La nuit ou le matin très tôt

 

LA MÈRE DE TANIA. – Tania voyons

 

TANIA. – Mais quoi ?

 

LA MÈRE DE TANIA. – Qu’est-ce que tu vas faire dans ce parc à des heures pas possibles ?

 

TANIA. – Mais rien de spécial c’est pas/

 

LA MÈRE DE TANIA. – Mais si dis-moi

 

TANIA. – Non je te dis c’est bon

 

LA MÈRE DE TANIA. – Tania

La dernière fois qu’on est venus te voir ton père et moi/

 

TANIA. – Je sais Maman

Je me rappelle

 

LA MÈRE DE TANIA. – Donc tu te souviens de ce qu’on a vu dans/

 

TANIA. – Je me ballade dans ce parc à des heures pas possibles

Maman

Parce que

Parce que j’ai que ça à foutre

Je me sens pas bien chez moi

J’en viens à détester mon chez moi

J’éclaterais les murs et les chaises et la cabine de douche s’il y avait pas la caution

Je déteste mes voisins ils vocifèrent au lieu de parler

Ils sont pas comme moi je voudrais

Je déteste les entendre se fréquenter rire et tout ce qui va avec une vie sociale parfaitement normale

Je déteste la ville

Je déteste cette ville et le bruit permanent et les étoiles effacées

Je déteste comme on y vit

Je déteste comme moi j’y vis

Parce que j’y vis seule dans cet enfer

Personne ne se soucie de moi là-bas

Je voulais du silence maman

Juste être bien pour une/

 

LA MÈRE DE TANIA. – Ok chérie ok

Calme-toi

TANIA. – Désolée

 

LA MÈRE DE TANIA. – Tu sais j’ai l’impression que

Tu noircies tout

 

TANIA. – C’est inexact maman

À 99 %